Les soviétiques ne nous ont pas invité, pas même un apéritif d’accueil ou de départ; je ne connais donc que le comportement apparent des habitants. En nous promenant, en faisant nos achats pendant plus d’un an, nous avons été néanmoins témoin de situations représentatives de leur mentalité.

Les femmes

Les femmes bachkires 

Ce sont surtout elles qui font les gros travaux. Une toute mince jeune fille avec un casque lui tombant continuellement sur les yeux, peint une façade de maison dans une nacelle dépliée à partir d’un camion, par moins 25C. Dans la cabine, bien au chaud, le chauffeur, un gros rougeaud, se contente d’appuyer sur des boutons pour déplacer la nacelle. 

Les transports collectifs d’Oufa sont de trois types:

-des tramways. À chaque croisement, il faut descendre déplacer la perche et quelques fois chasser la neige des rails. Ils ne sont conduits que par des femmes.
-des autobus, menés plutôt par des hommes.
-des taxis, au volant uniquement des hommes.

La coiffeuse

J’ai pris rendez-vous dans un salon de coiffure. Quand j’arrive la caissière me donne un ticket, et j’attends dans une pièce attenante. À mon tour, j’entre dans le salon. La pièce est longue, les tables de coiffure sont disposées comme dans une salle de classe. Je demande un shampoing spécial pour cheveux secs: il n’y en a pas. Une crème: non plus.

La coiffeuse, Natacha, m’emmène devant une espèce de baignoire en émail blanc longue de 3 mètres. Je dois me courber en avant et Natacha me lave les cheveux avec un pot à eau, au-dessus de cette baignoire. Nous sommes ainsi 4 ou 5 penchées en avant les fesses en l’air !

À la sortie, J’ai une bonne coupe, je suis bien coiffée.

La semaine suivante, je cherche à prendre rendez-vous avec cette même Natacha – impossible – les coiffeuses doivent tourner, elles ne doivent pas avoir de clientes attitrées. Bien sûr, la caissière ne le dit pas, elle trouve chaque fois une excuse.

Pas de rapport privilégié avec les étrangers !

Femme de ménage

La résidence met à notre disposition une femme de ménage. Ces femmes bachkires nettoient les tapis comme je ne l’ai jamais vu faire : ils sont lavés à la serpillère une fois par semaine.

Le premier jour où la femme de ménage est venue, j’ai essayé de me montrer sous un jour aimable.

-« Voulez-vous du café ?
-non
-voulez-vous du thé ? Une boisson fraîche ?
-non
-un gâteau ?
-non
-voulez-vous un collant? »

Il a disparu dans sa poche un mouchoir par-dessus.

La femme et son argent volé

Vaguement somnolente, je piétine dans une queue calme et silencieuse. Des hurlements me réveillent. Ils proviennent d’une femme habillée simplement. Malgré mon mauvais russe, je comprends qu’elle a perdu (ou qu’on lui a volé ?) un porte-monnaie contenant 56 roubles. C’est une tragédie, elle pleure, court, cherche partout, explique plusieurs fois à la vendeuse, qui ne répond pas. Personne ne bronche dans la queue, ni même ne la regarde. La femme ressort ou magasin en bramant. Je la suis, c’est manifestement une paysanne. Peut-être n’a-t-elle plus de quoi rentrer chez elle. Je n’ai que 32 roubles sur moi. Je les lui donne. La paysanne s’étonne, me réclame le reste. Je lui fais signe que je n’ai plus rien et pars.

Quelques minutes après, elle me rattrape, accompagnée d’une femme aux yeux décidés et assez élégante. La paysanne me montre du doigt, Je sens venir les ennuis, mais non. La « responsable » du quartier doit me connaître et elle fait taire la paysanne.

Les bohémiennes

Les bachkires s’habillent de façon terne. Sauf pour quelques responsables, elles ont l’œil soumis. C’est difficile de les photographier, de leur parler: elles se méfient.

Un matin sur le Prospect (large avenue) une bande joyeuse de bohémiennes, en robes plissées à couleur vives, agrémentées de doré, dit la bonne aventure aux passants.

Elles se précipitent sur moi. Je leur explique que je ne comprends pas le russe, mais que j’aimerais les photographier. Elles se mettent à danser, à virevolter en tenant leur jupe, en me faisant des sourires.

Que cela fait plaisir !


Alexandre Dumas père, à Kasan en 1858, raconte la condition de la femme de façon très drôle:

« Une autre sorte d’enseignes, que l’on rencontre à chaque pas dans la ville, et qui m’est restée en mémoire, ce sont les enseignes des perruquiers: elles sont presque toutes à deux faces; d’un côté, elles représentent un homme qui se fait coiffer, de l’autre une femme qui se fait saigner. La vieille tradition musulmane maintient la supériorité de l’homme. Il est beau et destiné à faire des conquêtes. La femme, au contraire, être faible et maladif, n’est bonne qu’à se faire saigner. »

Les « travailleurs »

Le déneigement

La neige commence souvent à tomber dès le 15 août, pas de flocons, mais de jolies paillettes légères, brillantes, incessantes. Grâce au froid cette neige est très sèche et les paysannes peuvent mettre des bottes en feutre. C’est chaud et cela évite de glisser.

Les bachkirs déneigent tous les jours avec tous les mayens possibles et de toutes les tailles: balais, pelles de toutes sortes manuelles ou mécaniques, engins spéciaux passant aux bords du trottoir et jetant la neige au loin, chasse-neige en tout genre; une de ces machines a des godets et devant des bras mobiles raclant la neige (ma description n’est pas très convaincante, mais on dirait un scorpion!)

Au milieu de l’hiver, les piétons marchent sur les trottoirs dans des tranchées d’environ 1,5 à 2m. La neige recouvre tout de façon épaisse et uniforme; elle dissimule bien les imperfections: trous dans les trottoirs, jardins mal entretenus etc. Sous le soleil et la neige, la ville parait pimpante.

Au printemps, les habitants des isbas montent sur leur toit et enlève à la pelle la neige qui peut atteindre 50cm à 1m d’épaisseur. C’est un gros travail. En pleine ville on n’attend pas que la neige fonde. Elle est cassée puis emmenée par camion.

En fin de saison seulement, la neige devient humide et les enfants jouent à en faire des boules et des bonhommes.

À mes yeux, le déneigement est l’activité où les bachkirs déploient volontairement le plus d’énergie.

Soubbotnik

Les soviétiques « donnent » un samedi (soubbota) par an (ou par trimestre ?) de travail à l’Etat. En fait ce « don » fait l’objet de telles pressions qu’il est pratiquement obligatoire.

Donc, pendant un samedi, les soviétiques nettoient, repeignent leur ville. Des jeunes femmes bien maquillées – talons hauts et manteaux style fourrure, ou coquets tailleurs selon le temps – pliées en deux, balayent des rues, …avec des fagots de branchettes. L’étonnement a dû tellement se lire sur nos visages, que le samedi suivant, les balais ont des manches en bois !

Les talons hauts et l’élégance sont, parait-il, les seuls moyens qu’ont les bachkires pour montrer leur réprobation à ce travail « volontaire »; certains le font néanmoins avec beaucoup d’enthousiasme et de conviction.

Plantation de fleurs

Au printemps les particuliers se mettent à planter, avec force publicité, des fleurs dans les plates-bandes publiques, et plus spécialement le long de notre résidence.
Les mois suivants… personne désherbe, bêche, coupe, etc., tout simplement entretient.
C’est seulement de mon troisième étage que j’aperçois quelques fleurs rares et maigres, au milieu de mauvaises herbes grandes et touffues.


Contrairement à nous, tous les voyageurs des 18-19 ème siècles sont unanimes pour dépeindre l’accueil chaleureux des russes.

Armand Silvestre: » Celui-ci (l’accueil) est d’une cordialité singulière. En route même, aussitôt après Koenigsberg, un voyageur russe, parlant admirablement le français, s’était fait par avance notre cicérone, et deux jours après il était des amis qu’on n’oublie plus, »

Denis Diderot: « Je jouis toujours de la même faveur dont S.M.I. a daigné m’honorer. J’ai mes entrées tous les jours dans son cabinet d’étude, depuis trois heures jusqu’a cinq ou six… »

Germaine de Staël: « Le comte et la comtesse emploient leur fortune à recevoir les étrangers avec autant de facilité que de magnificence: on est à son aise, chez eux comme dans un asile champêtre, et l’on y jouit de tout le luxe des villes. »

Charles de Saint-Julien: « …je me souviens de cette parole dont madame L… avait accueilli mon arrivée chez elle: » Et pour le reste, monsieur, vous serez de la maison. » Je m’étais si bien identifié à la vie douce et facile de cette aimable famille, à cette vie d’intelligents loisirs, où le cœur et l’esprit avaient tant de part, que j’avais fini par me croire effectivement de la maison; et ce ne fut pas sans une douleur réelle que je me séparais de mes hôtes. »

Xavier Marnier: « Toute cette société de nobles, de fonctionnaires, réunie l’hiver dans les magnifiques quartiers de Petersbourg, dispersée l’été dans …est sans aucun doute l’une des sociétés les plus aimables et les plus attrayantes qui existent. »

Espérons que l’ukase interdisant aux soviétiques de parler à un étranger, ou lui ordonnant de rapporter tous ses propos au commissariat de police, est tombé avec les statues de Lénine !!