Oufa est la capitale de la Bachkirie. Cette république autonome soviétique, grande comme la France, est enclavée dans la Russie. Elle se situe au pied de l’Oural, région interdite aux étrangers. Mon mari et une équipe de spécialistes on eu pour mission de faire démarrer là, en 1985-86, une grosse usine industrielle de chimie. N’ayant pas eu le temps de préparer ce séjour, nous sommes parties, une amie et moi, rejoindre nos maris, en ne sachant pas grand chose sur l’URSS: tout juste que c’était la deuxième puissance mondiale après les Etats-Unis.

Ce « après les Etats-Unis », à l’époque leur restait à travers la gorge. Aussi pour compenser, le rouble valait-il 11 francs.
– « Au dessus du dollar » nous disait-on fièrement!

Je savais aussi que l’URSS était un pays communiste, sans trop bien en saisir les conséquences pour la vie de tous les jours. Nous étions néanmoins prévenus que nous ne devions pas parler politique ou religion, ni critiquer quoi que ce soit.
Une jeune femme française a été expulsée avec ses enfants, en un jour, sans explication. En réfléchissant bien, elle s’est souvenue avoir répondu à un Soviétique lui demandant si elle se plaisait en URSS:
– « oui, mais c’est dommage de ne pas trouver de fruits frais » !

Le déboulonnage de Lénine et la réaction des Moscovites au putsch du mois d’août 1991 ont été salués par tous comme un début de démocratie. Ceci à Moscou, à Léningrad, mais en Bachkirie, des mentalités façonnées depuis si longtemps peuvent-elles changer si vite?

Dans l’avion Pau-Paris. je rencontre un ami qui me dit: « Tu retournes en URSS ? Je viens de finir un livre très intéressant sur la Russie, ce sont Les lettres du Marquis de Custine, un Français qui donne ses impressions sur le pays et les gens, vers 1840. Tu devrais l’acheter ». Ce que je fais, et je le fourre dans mon sac de voyage. J’arrive à Moscou, passe la douane, repars pour Oufa et après quelques jours, je commence la lecture. Horreur! Sur la première page:
-Ce livre est interdit d’importation en URSS –
Quelle sueur froide ! Heureusement on n’a pas fouillé mon sac. Mon ami m’a dit ensuite que cette interdiction lui avait échappé.

Mais ce que nous avons pu nous divertir à la lecture de ces lettres, pas dans le détail mais dans l’esprit. Nous retrouvons les tracasseries que nous subissons: la douane sinistre, la censure des livres, les voyages au compte-goutte, les difficultés faites aux étrangers pour entrer en Russie, l’intervention militaire en Turquie (de nos jours c’est l’Afghanistan ), la police politique, la délation, le courrier si peu sûr qu’on donne ses lettres à des porteurs. Custine rappelle aussi l’épisode où les courtisans de la grande Catherine construisaient des façades de faux villages et se déguisaient en villageois pour être certains que tout fût au goût de leur souveraine et que les réponses à ses questions fussent correctes.
C’est exactement ce que fait maintenant l’URSS vis-à-vis des touristes.

C’est pourquoi la vie quotidienne des Bachkirs vue par une Française – sans doute par le petit bout de la lorgnette – juxtaposée à ce qu’écrivaient des voyageurs illustres au 18-19 ème siècle ( pris dans « Le voyage en Russie » par Claude de Grève chez Robert Laffont ) donne un éclairage sur les possibilités de démocratie dans l’URSS profonde.

Le socle vide de Lénine peut-il recevoir la statue de la Liberté?